Florence DAUDÉ
Le journal volé
Années 90, années chaloupées entre recherche et disparitions. Quelques livres, journaux, correspondances, Kafka, Virginia Woolf, Vita Sackville-West et d’autres, poésies, essais, furent mis en cave lors d’un déménagement d’une rue du dixième arrondissement, longeant la gare de l’Est, vers une autre rue flirtant avec le début du Canal Saint Martin.
Peu de territoire franchi, mais une libération.
Kafka, précieux vestige de mes années ratées d’allemand en lycée, me couvrait de son ombre protectrice et déployait son journal sur ma vie. Ses romans ne m’atteignaient pas comme son écriture quotidienne frôlant si bien mon angoisse de vivre. Et une parenté lointaine avec ce grand être se faisait par un lien tout prosaïque, son évocation de la nage.
Ses récits d’eau me portaient plus que tout océan de littérature manifeste, et m’aidaient à croire à ce que je pouvais tenter d’être, au fond de mes marasmes. J’ai saisi de ses brefs récits de nage le mouvement entrainant vers l’eau, les ai pris pour leçon inaugurale, leçon de vivre qui ne pouvait alors passer par les mots mais voulait tenter l’expérience muette du corps. Je fus dans ces années-là guidée par un appel vers les bassins, reconnaissant que je n’avais jamais appris à nager, barbotant comme je l’avais fait dans la piscine d’été des vacances et encore plus succinctement dans la piscine scolaire.
Un jour je décidai d’aller en bassin, de longer tel un mollusque maladroit son bord, de m’y accrocher dans la panique totale et compris que je ne respirais pas, ne flottais pas et qu’il allait falloir s’y mettre. Il fallut des années pour que seule, je m’apprenne à déverrouiller ce corps, et que presque au terme de son échéance j’admette de le faire enseigner à bien se mouvoir, glisser et comprendre la physique de l’eau.
Il fallut des années et la confrontation butée, obtuse, angoissée, avec les lacs de montagne pour que je plonge enfin dans ce monde primaire qui m’est devenu premier. En lisant les pages de Chantal THOMAS sur sa mère, sur sa nage, et sur Kafka ce grand nageur, il m’est revenu que ce si beau compagnonnage avec le journal de de ce dernier avait été englouti dans les longues années parisiennes et jurassiennes puis soldé par le cambriolage complet de ma cave ou reposait toute ma bibliothèque entreposée lors d’un déménagement.
Ce journal volé, tel un objet de vaisseau sabordé reposait dans les sables mais son poids avait creusé un espace dans mon esprit où l’eau s’était immiscée peu à peu, année après année.
L’infiltration à bas bruit s’était faite, sans les mots, dans l’oubli, et je retrouvais quarante ans plus tard, pas moins, la force des épaules de Franz Kafka fendant l’eau des lacs, me tirant par la main pour y plonger de même.