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                                                       DANS SES PAS ​

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Photo de Georges Louis ARLAUD,  publiée dans l’édition d'avril 1927 LE VISAGE DE LA FRANCE. Sites et Paysages - Vallée de l'Ariège- Ax-les Thermes

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Dans les années 20, quand mon père ne marchait pas encore  sur ses jambes, mais qu’il achèterait trente ans plus tard ces mêmes terres,  Georges Louis Arlaud, photographe Suisse émigré en France, s’arrêtait en plein champ, au dessus du Pont de Perles, et gravait dans les sels argentiques une grange de meunier, son moulin,  et la vallée édénique  lovée contre l’Ariège, pour ses albums LE VISAGE DE LA FRANCE

Dans les années 2000, fouillant dans la mémoire numérisée des fonds de la BNF, je mis à jour deux sceaux relatifs à mon enfance. Une vue d’un col de montagne, le Chioula, bercé par la brume et celle de notre maison des vacances des années soixante. Tout à coup, cette résidence secondaire révéla une vie première, indépendante, insoupçonnée. Elle redevint grange, maison de meunier, au toit d’ardoises, aux murs de pierre nue . Surtout, fut délivrée une vue amendée de la vallée, alors entièrement cultivée, sans cette forêt d’arbres qui la ferment aujourd’hui.

Le plus important n’était pas la vue en tant que telle, octroyée au seuil des années vingt quand mon père allait s’essayer à grandir, mais le lieu d’où avait été prise la photographie et celui qui l’avait prise. Georges Louis Arlaud avait pensé à monter les quelques parois de roche surplombant la maison pour, de ce petit promontoire, voir se dérouler le fond de la vallée. Il  avait marché dans ce qui devint trente ans plus tard  mon terrain de jeux de combats imaginaires. Il avait, sans le savoir, constitué ce qui serait plus tard forcément la carte postale  majeure de mon enfance. Il s’était involontairement prêté au jeu  de l’image-trésor, dont les chatoiements des grains recèlent les germes  insoupçonnés des souvenirs.

Mais à cela il faut rajouter la vie de Georges Louis Arlaud lui-même dont les scories  noires flottent encore dans une partie de son ciel. Aux premières heures de la Libération, G.L A fut assassiné dans son laboratoire photographique, son œuvre pillée. Décoré de la médaille de la Francisque par le Maréchal Pétain, Georges Louis Arlaud s’était entêté à photographier la France avant-guerre, et pendant l’occupation comme s’il ne s’y passait rien… Sa fin obscure, supposée accelerée par une vengeance politique de la Résistance contre les collaborateurs, pèse dans le regard que l’on pose sur son regard.

Par écho, Georges Louis Arlaud pèse  aussi fortuitement en ma mémoire pour cet instant définitif où il encadre sans le savoir l’avenir de ma venue dans cet espace. Mes pas ont frôlé les siens, mon souffle a cotoyé le sien, quand il a eu déposé, fixé son trépied et mis en action sa chambre photographique. N’aurais-je pas grandi dans son ombre ? là exactement où mes baskets ont vrillé dans l’herbe couchée des étés bruissants de mes jeux, ses brodequins de cuir ont piétiné, le temps de la pose photographique.

Là où son regard, de l’adret a glissé vers l’ubac, afin de prendre l’échelle du paysage, mes yeux ont cillé contre le soleil et ont cherché mon chapeau de cow-boy pour s’en protéger et me laisser reprendre une cavalcade imaginaire. Il ne saura jamais, ni moi avant longtemps que là, dans cette prairie, sur ces rochers – mes rochers -  il fut,  photographe, dans cette arène de paix juste avant une guerre, puis que moi je serais, dans l’insouciance de l’après-guerre, portée à y devenir photographe. Sa réputation suspecte ne m’en fait pas sa filleule, certes mais cette empreinte invisible de sa venue ici précisément dans l’aire de mes jeux d’enfance, révélée par cette photographie,  me hante.

Reste-t-il un  souffle de nos passages ? je tends à le croire, quand j’imagine  - sans certitude - qu’il s’est recouvert du manteau noir de photographe pour écrire ce paysage et que moi-même plus tard j’allais parcourir d’autres terres avec une chambre photographique et le même manteau noir sur la tête. Je donnerais cher et même un peu de ma chair pour le voir, dans un documentaire à rebours, monter sur mes rochers, regarder l’heure de l’ensoleillement, entendre la rumeur de l’Ariège déversant son lait dans les prairies, puis faire la photo.

Filiation orpheline, car je ne peux me revendiquer de ce regard de collaborateur tout à l'éloge d’une France occupée, mais le fil est là, pour cette magie de la rencontre improbable, dans ces quelques herbes couchées, dans cet air d’été, de ce photographe assassiné dans les Calanques de Marseille en 1944 et de moi photographe qui vis le jour dans cette même ville 13 ans plus tard.

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